Il n’est pas sûr que les précurseurs du journalisme « hyper locale » aient lu la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, de l’écrivain Georges Perec, mais il est légitime de se poser la question. En 1974, Perec s’est installé pendant trois jours consécutifs place Saint-Sulpice à Paris. À différents moments de la journée, il a noté ce qu’il voyait : les événements ordinaires de la rue, les gens, véhicules, animaux, nuages et le passage du temps. Il a noté soigneusement les mille petits détails inaperçus qui font la vie d’une grande cité, voire d’un quartier, d’une place, d’une rue. » Ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages « , écrit Perec, à savoir que ce « rien » est la quotidienneté et qu’elle est toujours porteuse de centaines d’événements divers.
Depuis une dizaine d’années, de plus en plus de sites Internet tentent de faire émerger l’information hyper locale. De nombreux blogueurs, journalistes ou entrepreneurs du Web, convaincus du potentiel de cette niche d’information, se sont lancés dans des sites consacrés à leur environnement immédiat. Leur but n’est pas un exercice de style Oulipien, comme fut celui de Perec : ils sont beaucoup plus ambitieux. Ces sites essaient de rendre compte et/ou de questionner l’information de proximité (généralement pas atteinte par les quotidiens régionaux), pratique, utile et attirante pour leur lectorat.
Avant de se pencher sur les spécificités et divergences de ce phénomène, il est utile de constater que le récent développement de cette nouvelle branche du journalisme vient directement des Etats-Unis. C’est là-bas où les premiers sites hyper locaux ont vu le jour et c’est aussi là-bas où ces sites marchent le mieux. À un moment où des blogs comme le Gothamist (fondé en 2003), qui couvre tout New York, avaient déjà crée une audience pour le journalisme local, des dizaines de nouveaux venus se sont concentrés, par exemple, uniquement sur Manhattan, voire sur un seul quartier de Manhattan, c’est-à-dire, sur l’hyper local. Et ce même schéma s’est rapidement reproduit dans plusieurs villes américaines. À terme, comme le dit Cécile Dehesdin, journaliste et blogueuse, la plupart de ces médias espèrent devenir des exemples du « Think Global, Act Hyperlocal » pour ainsi créer une interdépendance entre les nouvelles communautés du Web et les multiples communautés des villes.
Utiliser l’hyper local
Les sites hyper locaux forment pour l’instant un maquis très hétérogène dans lequel il est parfois difficile de se retrouver. Depuis quelques années, deux types distincts de contenus hyper locaux cohabitent : les contenus « top-down » et les contenus « bottom-up ». Un exemple d’hyper local top-down est l’imagerie par satellite comme celle produite par Google Maps. S’il y a dix ans il était impensable de pouvoir retrouver nos maisons sur n’importe quel écran d’ordinateur aujourd’hui on prend cela pour acquis. Mais la plupart du contenu hyper local est désormais bottom-up car il est généré par l’utilisateur. Les photos et les vidéos, par exemple, nous sont très familières et des millions d’utilisateurs sont en train de les mettre en ligne quotidiennement et d’exploiter des nouvelles perspectives interactives.
Dans des nombreux cas, cette énorme quantité d’information hyper locale peut paraître comme pas pertinente. Mais de plus en plus d’outils organisationnels, comme le géotagging et le géocoding, se créent pour donner du sens à tout ce contenu.
Grâce à cela, l’information hyper locale s’approche de plus en plus facilement à son lecteur (lectorat qui porte bien évidemment la double casquette de lecteur et consommateur). En ce sens, le système de petites annonces a été le premier à s’intéresser à la clientèle hyper locale. Des sites comme Craiglist.com ont changé les règles de jeu de la petite annonce (ils offrent une gratuité totale et une interactivité qui permet d’établir de nombreuses comparaisons pour aider l’acheteur) et ont largement remplacé les journaux régionaux dans ce domaine.
En même temps, d’autres réseaux hyper locaux se sont créés. Le networking social hyper local a vu le jour mais les voisins qui ne se disaient pas bonjour quand ils se croisaient dans la rue se sont rendus compte qu’ils n’avaient pas grand chose à se dire en ligne non plus. De plus, des plateformes très populaires comme Facebook ont pris quasiment toute la place qu’aurait pu prendre le networking social de proximité.
Malgré cela, il n’y a pas de doutes par rapport au fait que la plupart de gens veulent savoir qu’est ce qui se passe dans leur communauté, leur quartier, leur rue. L’information hyper locale on-line, participative et réactive, est donc le véritable nerf de la guerre.
Catégories
La notion d’hyper-local est souvent accompagnée de celle d’hyper-individuel. L’hyper-local, contrairement aux mass-média, met l’individu au cœur du système et c’est à lui de (re)créer sa propre communauté, avec ses intérêts personnels au centre.
Cependant, du fait de leur pluralité il est difficile de faire un compte rendu des sites qui proposent de l’information hyper locale. Cependant, nous pouvons tout de même regrouper ces sites en trois catégories distinctes qui nous aideront ensuite à mieux comprendre les enjeux et les possibilités créatives de l’hyper local.
1) Les sites d’information « citoyens » : le plus souvent des blogs, ces sites permettent que le citoyen passe du rôle simple de récepteur, à celui d’émetteur, devenant lui-même un média.
2) Les sites agrégateurs d’information : proposent des informations pratiques, articles de presse ou billets de blogs, accessibles grâce à un système de géolocalisation : l’internaute saisit son adresse ou choisit un point sur une carte. Ces agrégateurs sont prioritairement axés sur les services ou les « bons plans ».
3) Les sites d’information locale réalisée par des professionnels : Des grands médias nationaux ou régionaux mettent en place toute une structure pour développer l’information hyper locale dans différentes villes. Collaborant avec un grand nombre de blogueurs et de journalistes citoyens, les journalistes professionnels des grands médias assurent généralement le concept et l’édition de ces sites.
L’hyper locale et la publicité en puissance
Il est parfois utile de commencer par l’anecdote. Tim Armstrong, alors chargé des Ventes Amérique de Google, a décidé un beau jour de février 2009 de créer le site d’information hyper locale, Patch.com. Armstrong raconte qu’il vivait dans le Conneticut et qu’il cherchait à faire du bénévolat avec ses enfants. Il n’a rien trouvé. Du coup, il a eu la brillante idée de concevoir une série de sites locaux censés remplir un rôle abandonné par les journaux, « tellement ralentis par leur édition papier qu’ils n’avaient pas les ressources pour utiliser tout le potentiel du web ». En mars 2009, Armstrong devient PDG d’AOL et en juin 2009 AOL achète Patch. En moins d’un an Patch a crée 15 sites hyper locaux.
On peut croire que l’intérêt croissant de Google et d’AOL pour l’hyper local n’est pas seulement dû à l’amélioration du quotidien des gens (qui font du bénévolat, ou pas) au sein de leurs communautés. Les sites hyper locaux peuvent être aussi un outil formidable pour mettre au point des techniques publicitaires extrêmement précises et rentables. De plus, même si le taux de croissance de la publicité on-line aux Etats-Unis est moins exponentielle qu’il y a quelques années, des études élaborées par des firmes de « media research », comme Borrell Associates, estiment que le marché de la publicité-locale on-line augmentera de 5.4% en 2009, soit un marché de 13,3 milliards de dollars. Le Kelsey Group, un autre groupe de recherche des médias estime que ce marché vaudra 32 milliards de dollars en 2013.
En gros, en investissant dans l’hyper local, de nombreux groupes médias cherchent à gagner « un milliard de dollars, un centime à la fois » et de conquérir un marché prometteur. Le problème, estime Jay Rosen, journaliste et professeur de NYU, est que « l’hyper local a été prédit depuis 2004 comme LE grand modèle journalistique à développer, mais il n’a pas encore réussi à trouver un « business model » capable d’assurer sa réussite, ou même son stabilité ».
Une réponse à cela peut être celle de marketing éditoriale où la communauté de lecteurs deviendrait aussi une communauté de consommateurs. Le site hyper-local, connaissant les centres d’intérêt de sa communauté, pourrait ainsi procéder à un marketing éditoriale (en proposant des hors séries, une version papier, des systèmes de carte de fidélité vis à vis des commerçants…) qui chercherait de proposer des services dont les internautes auraient besoin ou seraient a priori intéressés.
Mode de fonctionnement et financement de l’hyper local aux Etats-Unis :
Quelques exemples
Le Web est un champ d’expression alternatif pour la presse. La grande densité d’information que l’Internet offre et ses options interactives commencent à être pleinement exploitées par le journalisme hyper local. Voici quelques exemples :
Patch.com, agrégateur de contenus
Patch a été lancé en février 2009 en réunissant une équipe de dix personnes à New York, et en construisant un modèle de plateforme reproductible. L’idée c’est que la maquette de chaque site se ressemble et qu’ils se différencient par le contenu.
Avec les fonds d’AOL, les 15 sites de Patch couvrent en général des villes de 20,000 habitants avec un journaliste/rédacteur en chef et quelques pigistes (des résidents locaux, type étudiant, retraité, mère au foyer), un rédacteur en chef régional pour 7 sites et un webmaster pour 4. Chaque site publie avec un rythme de quatre ou cinq articles par jour (rédigés par les pigistes ou le rédac en chef) et assure ainsi une couverture très complète de ce qui se passe « en bas de la rue ». A ce contenu, Patch ajoute d’articles d’autres sites, des listes d’événements, des listes d’informations local (les lois du recyclage dans le quartier, par exemple)…
Le business model de Patch se résume, selon Brain Farnham, directeur de la rédaction, à la pub. En plus de bannières classiques , Patch offre la possibilité de se créer une pub sur mesure (15 dollars pour une pub vue 1000 fois). Leur conviction, d’après Farnham, est : « on a lancé ce site en se disant ‘créons un bon produit, les gens viendront sur notre site et la publicité suivra’. On doit éduquer les publicitaires locaux pour qu’ils achètent des espaces sur nos sites.»
The Local, journalisme citoyen édité par le NYT
En mars 2009, le New York Times lance le réseau de blogs participatifs hyper locaux The Local. L’expérience peut se résumer par une tentative de journalisme citoyen édité par le NYT. Chaque blog à un rédacteur un chef et une armée de stagiaires qui aident les résidents du coin à partir en reportage et écrire des articles. The Local couvre actuellement cinq secteurs du New Jersey et de Brooklyn.
Chaque site de The Local est animé par un journaliste professionnel qui sollicite la communauté pour bloguer. Les contenus sont bien édités (pas de fautes, l’essentiel dans le premier paragraphe) et les contributeurs sont conseillés, remerciés et mis en valeur dans le site. Selon le journaliste Flavien Plouzennec, la force de The Local est qu’il part « d’en bas » pour s’adapter à chaque communauté au lieu d’imposer d’en haut un modèle automatisé (comme Patch.com).
The Local propose un service de mise en ligne d’annonces et de publicités. Le service, facturé 5 dollars pour mille pages vues, est destiné aux bars, petits commerces, théâtres, restaurants…
D’autres journaux comme The Guardian ou The Chicago Tribune commencent à développer le même concept que The Local.
EveryBlock, agrégateur pionnier
Créé en 2007, l’agrégateur EveryBlock est un des pionniers de l’hyper local. Le premier site a été créé à Chicago par une équipe de 6 personnes et après avoir reçu une bourse de 1.5 millions de dollars de la Knight Foundation (qui a financé depuis 10 ans 35 projets de journalisme on-line), 11 autres sites ont été créés dans d’autres villes américaines comme New York, Seattle ou San Francisco.
Ces sites contiennent des posts des blogueurs locaux, des liens des articles d’autres médias, des informations sur le trafic routier, des inspections des restaurants, les taux de criminalité et des messages des gouvernements locaux, entre autres… Marc Holovaty, ex-Washington Post et créateur d’EveryBlock a ffirmé il y a quelques mois : « Nous avons une définition très libérale de ce que sont les infos (news). Nous pensons que c’est n’importe quelle chose qui se passe dans votre quartier. »
Baristanet, détente et participation dans un quartier
Baristanet.com a été crée par deux journalistes en 2004, à Montclair, New Jersey, et s’est très rapidement fait une réputation dans le milieu du blogging hyper local. Leur approche est d’établir un lien entre les diverses possibilités de détente dans les quartiers et les possibilités de participation citoyenne pour améliorer et souder la vie de la communauté. Aujourd’hui ils reçoivent plus de 9000 visiteurs par jour et comptent avec un staff permanent de 11 journalistes-éditeurs en plus des collaborations des gens de la communauté. Ils organisent regulièrement des soirées thématiques (souvent gastronomiques) et invitent les habitants de Montclair à participer, ce qui crée un lien direct avec ces lecteurs.
En 2008, ils ont créé Barista Kids, un site dédié entièrement à la famille et notamment aux parents, pour essayer d’être au courant de toutes les activités existantes pour leurs enfants.
Ils vivent entièrement de la publicité et des partenariats avec d’autres médias de la région.
L’hyper local en France aujourd’hui, un terrain inexploré
Aujourd’hui en France les sites hyper locaux sont très sous développés. Il existe des projets d’agrégateurs comme Regioo.fr, qui est un blog sur l’actualité de Besançon mais qui propose aussi une sélection de blogs locaux des différentes régions françaises. Le site regroupe une large quantité d’informations mais il est difficile de se retrouver. De plus ils n’exploitent que très rarement les possibilités interactives (vidéos, photos, etc.)
Il existe cependant quelques supports qui sont axés sur les services ou les bons plans, tels que PiliPili.com et Onvasortir.com. Ils jouent un rôle communicationnel d’agendas et couvrent plusieurs villes mais le projet ne creuse pas plus. En outre, ce sont des sites plus locaux qu’hyper locaux.
D’autres sites (des blogs pour la plupart) plus « citoyens » sont relativement connus. Le blog Monputeuax.com, géré par un habitant de Puteaux engagé contre la municipalité UMP, en est un bon exemple. Néanmoins, ce type de blogs reste comme un exploit personnel pour parler d’un sujet spécifique (souvent politique), et ils ne se soucient pas de couvrir d’autres sujets (culture, sorties, vidéos…).
Le cas de LibéVille, sites locaux de Libération dans huit villes françaises, est aussi intéressant. Ces sites marchent bien et approfondissement l’information régionale de chaque ville. Cependant ils dépendent entièrement du journal papier. Comme le dit Olivier Bertrand, rédacteur du site LibéLyon et correspondant de Libération : « S’il n’y avait pas le journal papier pour me payer, ce site n’existerait pas.
L’hyper local en France paraît ne pas avoir encore percé dans les grandes villes. Par contre, les sites et blogs hyper locaux des villages ou des petites communautés connaissent un grand succès d’audience. GaillacInfo.com a 6000 visiteurs uniques par mois dans un bassin de population de 20,000 habitants. L’expérience du blog Ille-sur-Tête (petite bourgade dans les Pyrénées-Orientales) est aussi encourageante. Selon l’actualité, ils enregistrent entre 200 et 500 visiteurs par jour. Cependant, les animateurs de ce type de sites (journalistes, ou pas), peinent à vivre que de cette activité. En cas de réussite, ils arrivent à peine à dégager des salaires mensuels autour de 300 à 400 euros par mois.
L’hyper locale à Paris
Sans compter les sites qui référencent les sorties ou les bons plans, Paris à réussi à se créer un petit réseau de sites hyper locaux, focalisés généralement sur un seul arrondissement. Le cas de Dixhuitinfo.com est exemplaire.
Dixhuitinfo.com est un site d’informations en ligne indépendant, consacré à l’actualité du 18e arrondissement de Paris. Il est réalisé par des habitants du quartier, journalistes professionnels ou non, et il est actualisé quotidiennement. Leur rubriquage est exhaustif : Politique, A la Une, Quartiers, Culture, Faits divers, Portraits, Bons coins et Vidéos. En plus, ils ont des blogs de chroniques documentaires, des photothèques et des sections itinérantes qui peuvent aller des réportages sur les terrasses des bars jusqu’à la présentation des photos d’archive de l’arrondissement.
D’autres sites dédiés aux arrondissements existent, comme Dailyneuvieme.com et Lindependantdu4e.fr, mais leur présentation graphique est beaucoup moins claire et les sujets traités moins novateurs.
Les limites de l’hyper local
Une des critiques les plus adressées au journalisme hyper local est le manque de professionnalisme qu’il comporte. Ce manque se traduit notamment par deux craintes : que le journalisme soit assimilé au business, c’est-à-dire au journalisme de communication (qui garde des liens incestueux avec les annonceurs), et que l’information ne soit pas de qualité, c’est-à-dire que les informations ressemblent plus à des rumeurs qu’à des faits soigneusement décortiqués.
En effet, peu de sites hyper locaux emploient de journalistes professionnels. Les critiques considèrent que le journalisme hyper locale ne peut être légitime que quand il traite des sujets « légers ». En fait, ce que la plupart des critiques prônent n’est pas l’inutilité du journalisme de proximité mais plus le fait qu’il ne remplacera pas le « vrai » journalisme professionnel.
Une autre critique, sans doute la plus importante, est celle de la viabilité financière de ces sites. La plupart de sites hyper locaux qui marchent bien aujourd’hui sont financés par des grandes multinationales (Google, AOL…), des grands groupes médias (New York Times, The Guardian…), ou des Fondations à but non-lucratif (The Knight Foundation). Très peu de sites vivent uniquement de la vente de la publicité (Baristanet est une exception) et il faudrait ajouter que le marché de la pub on-line, même s’il est gigantesque, il est non seulement très fluctuant mais aussi pas vraiment attirant pour les petits commerçants qui croient encore à l’efficacité du papier.
Finalement, envisager la possibilité de créer un site payant peut être une idée séduisante, surtout si on tient en compte la dernière étude de BCG (octobre 2009) qu’affirme que 58% des Français seraient prêts à payer pour de l’information locale en ligne. Cependant, l’utilisateur Internet est généralement habitué à la gratuité du Web et il n’est pas certain qu’il serait payer pour de l’info d’un projet qui n’a pas encore fait ses preuves.
Nicolas Rodriguez Galvis pour Rampazzo et Associés