À l’heure de l’information numérique, disponible partout, en tout temps, la presse doit se réinventer. Comment ? Coup de projecteur sur la newsroom, nouveau modèle de gestion de l’information choisi par le quotidien suisse Aargauer Zeitung au moment où il lançait sa nouvelle formule conçue par Rampazzo & Associés.
Pour survivre à l’époque du numérique et retrouver son rôle moteur dans la société, la presse ne peut pas se contenter de mélanger les rédactions print et Web sans rien changer à ses méthodes de travail. Telle est la conviction de la direction de l’Aargauer Zeitung, le troisième quotidien de Suisse par sa diffusion. Consciente de la nécessité d’innover, elle s’est lancée y a dix-huit mois dans un projet novateur : la création d’une newsroom.
Ce vaste espace permet à la fois le rassemblement des rédactions en un lieu unique et la répartition de l’information dans les différents canaux de diffusion qui portent la marque du journal : dix éditions locales, un site Internet, une radio et une chaîne de télévision.
Werner De Schepper, rédacteur en chef adjoint de l’Aargauer Zeitung, tire un premier bilan : « Un an après la mise en place de la newsroom, les journalistes ont commencé à plus se parler et à coordonner davantage leurs efforts. » Ce succès est le fruit d’une nouvelle organisation du travail, qu’il définit comme « horizontale et fonctionnelle ». Concrètement, la production et la diffusion de l’information sont décidées par ceux qui dirigent au jour le jour les quatre rédactions. Un desk gère le contenu en ligne ; un autre s’occupe de la rédaction du cahier commun à toutes les éditions comprenant les pages internationales, nationales et sportives ; un troisième centralise la mise en page de toutes les éditions locale et un dernier s’occupe du magazine d’actualité de la chaîne télévisée.
L’importance de la formation
C’est une architecture dite « démocratique », en cela qu’elle donne la possibilité à tous les journalistes d’avoir une vision d’ensemble de ce qui est produit et de cordonner leur travail. Elle diffère de celle, très hiérarchisée, de la plupart des newsrooms, où le flux d’information et les ressources à disposition sont gérés par un seul chef qui décide de la diffusion des contenus dans les différents canaux.
Après la mise en place, l’étape suivante consiste à « former une conscience multimédia », explique M. De Schepper. Il s’agit d’un point fondamental pour changer les mentalités dans la production de l’information. Parce que les journalistes doivent maîtriser l’écriture pour le papier, pour le Web, ainsi que la production de vidéos pour le site Internet, l’entreprise a mis en place des formations pour apprendre aux équipes print et Web à travailler en multimédia : 60 des 170 journalistes ont déjà été initiés à la production de sujets vidéos, par le biais de journées théoriques et de beaucoup d’exercices sur le terrain, caméra en main.
« Tout le monde ne devient pas forcément multimédia, mais on découvre les talents des journalistes, ce qu’ils peuvent faire mieux. Le plus important est qu’ils acquièrent la conscience qu’aujourd’hui se dessine une nouvelle manière de travailler, sur tous le contenus et vers tous les canaux », explique Werner De Schepper.
Un média ancré dans le territoire
La newsroom n’est pas forcément synonyme de centralisation : « Alors que les rédactions des différents supports ont été centralisées, les rédactions locales, elles, ont été décentralisées pour être plus proche des gens », précise M. De Schepper. L’intérêt de cette mesure est d’accorder une place centrale au journalisme hyperlocal. Angler les informations dans le sens de la proximité, mettre en scène les habitants, leur donner la parole, c’est la clé pour se rapprocher du lectorat.
Selon Nata Rampazzo, directeur de la création de Rampazzo & Associés, qui a collaboré à la mise en place de la newsroom, « le journal redevient ainsi ce que la presse était il y a vingt ans : un élément de lien social, le moteur, le stimulateur, d’une région toute entière ». La qualité d’un média consiste à susciter davantage d’interactivité et de participation, à s’intégrer en profondeur dans son territoire, surtout quand il est culturellement hétéroclite comme la zone de diffusion de l’Aargauer Zeitung.
À travers des blogs associés au site d’un titre, le lecteur pourra demain devenir lui-même un reporter, une sorte de correspondant de l’art de vivre local, souligne M. Rampazzo. A l’avenir, la majorité du contenu hyperlocal pourra même être bottom-up (du bas vers le haut), c’est-à-dire généré par l’utilisateur, pour lequel il faudra « inventer un mode de rémunération », prévient-il.
À chaque support son temps de lecture
Pour l’instant, l’Aargauer Zeitung se concentre sur l’amélioration de la collaboration entre print et Web, jusqu’alors très informelle. À partir du printemps 2012, elle sera encadrée plus strictement, dans un souci d’optimiser le flux d’informations. « On ne veut plus faire la même chose dans les quatre canaux, continue M. De Schepper, parce que ça n’a pas de sens d’engager quatre personnes pour traiter la même information ou surveiller le même flux d’informations. Il faut plutôt approfondir davantage les informations selon les besoins et le caractéristiques des différents médias. ».
Par cette multiplication des contenus, les canaux finiront-ils par se chevaucher ? « Pas du tout, parce que chaque média a ses temps de lecture, son langage et ses spécificités », répond M. Rampazzo. Alors que sur les supports numériques, la lecture s’effectue en temps réel, de façon immédiate, « le temps de lecture d’un journal impose en revanche un retour à la narration classique, qui met en avant des longs papiers capables de replacer les événements en perspective et de donner des clés de lecture », observe-t-il.
Il est donc faux de penser que le journal va disparaître, submergé par les autres supports. Au contraire, il va se réapproprier sa fonction originelle, celle d’être la source primaire de l’information, le support où l’on va chercher des repères. Dans ce contexte, « il est essentiel pour la presse de se doter d’une maquette qui permette la valorisation du contenu », souligne Nata Rampazzo. À travers une structure graphique élégante, sobre et ergonomique, le journal mettra en scène le meilleur de l’information, choisi parmi toute la production disponible quelle que soit son origine (écrite pour le papier, venant du Web ou rédigée par un lecteur). La nouvelle maquette de l’Aargauer Zeitung, lancée parallèlement à la newsroom, a précisément été réalisée dans cette perspective, rappelle Nata Rampazzo, qui était chargé de sa conception.
Print et Web sont indissociables et complémentaires. Pourtant, le message semble ne pas passer partout. En France, aujourd’hui, les quotidiens dont le tirage s’établit entre 70 000 et 100 000 exemplaires ne sont plus considérés comme des médias de masse. Mais ce critère est désormais caduc, « parce que les mass media sont en train d’évoluer sous l’impulsion du Web et, surtout, de l’interaction entre leurs différents supports », relève M. Rampazzo.
Il en résulte une nouvelle génération de médias, des médias globaux qui réorganisent leur travail pour produire du contenu adapté à chaque support. Ces médias gèrent aussi le contenu provenant du lectorat : commentaires des articles de la rédaction, posts sur des blogs, contributions sur Facebook, tweets, etc.
La presse doit se saisir du multimédia comme d’une opportunité et non le redouter comme une menace pour son avenir. L’Aargauer Zeitung le démontre : se donner le temps de former les journalistes, changer l’organisation du travail et les mentalités est capital pour faire évoluer la presse écrite en cross média. En même temps, le journal doit continuer à fournir de l’information de qualité et accorder davantage d’intérêt à l’actualité hyperlocale. Pour qu’il puisse retrouver sa place au cœur de la société et en redevenir le point de repère.
Francesca Motta pour Rampazzo & Associés