« Il faut faire ce qui est facile comme une chose difficile,
et ce qui est difficile comme une chose facile »
Baltasar Gracian
L’impact du développement d’internet et « son coté positif »
La presse quotidienne du XIXe siècle a été la première plate-forme de contenus avec des informations et des services pour accompagner le lecteur dans la cohésion sociale, la diffusion de la lecture, la compréhension du monde… Mais l’arrivée d’Internet dans les années 1990 a tout bouleversé, le geste qu’accompagne la lecture, notamment du fait de sa rapidité impressionnante et de sa vitesse de diffusion de l’information. Environ 20 ans après sa naissance, Internet, Web… et ses dispositifs de communications comme le smart-phone et d’autres « supports-écrans », se sont transformés en un système de « bio-lecture », un « écran-monde ». Avec sa connexion en réseau, son hypertexte facilitant le partage et la simultanéité d’informations entre des groupes. Sa simplicité d’utilisation l’a transformé en véritable média accessible à tous. L’immédiateté d’Internet, la facilité d’accès, mais aussi le changement de rôle qui permet de transformer les lecteurs d’utilisateurs passifs en collaborateurs potentiels et son « intelligence à penser en analogie » en ont fait un outil crucial, qui submerge le monde de l’information comme un cyclone et l’oblige à repenser la chaîne éditoriale et le métier de journalisme.
Un nouvel écosystème de l’information et de service est ainsi né. Un outil que tout le monde peut utiliser – les acteurs de l’économie, les innovateurs, les institutions, les lecteurs de la presse quotidienne régionale, les jeunes – et qui présente les caractéristiques suivantes :
- Il est ancré dans l’actualité: les nouvelles sont publiées en temps réel.
- Il permet l’approfondissement : il n’y a pas de limite d’espace-temps…
- Il utilise l’hyper-textualité: les links permettent de faire référence à des sources, des datas, des explications, des lexiques, des services, des traductions… et il introduit un nouveau geste qui accompagne la lecture…
- Il est interactif: l’utilisateur peut interagir avec le site, les journalistes et les communautés des lecteurs…
- Il est multimédia: il n’utilise pas seulement des mots, mais aussi des vidéos, des images, des audio…
Grâce à ce nouvel outil, le lecteur peut désormais construire un chemin de lecture personnalisé, vivant et interactif, très éloigné de l’utilisation obligatoire et passive des médias traditionnels. D’autant que les journaux en ligne regorgent de fonctionnalités utiles, comme les forums de recherche, les conseils pratiques, les expériences ou les forums d’utilisateurs.Cette donnée modifie l’organisation de la chaîne éditorial, le modèle économique, la manière de produire de l’information et de construire les sujets.
L’ouverture progressive des médias au numérique oblige à repenser la production journalistique « tridimensionnelle », la narration en analogie et un nouveau geste qui accompagne la lecture, avec d’un côté une lecture et une visualisation statique sur papier, et de l’autre, la création des ponts avec une représentation numérique du même phénomène sur les sites…
L’émergence du data-journalisme
La presse a franchi une nouvelle étape avec l’utilisation progressive des data-bases, des sources stratégiques apparues récemment qui ont permis l’émergence d’un nouveau type de journalisme : le « data-journalisme ». Ces données issues de la « grande-numérisations des archives » et des multiples bases – entreprises, institutions, lieux des savoirs, moteurs de recherche et même du « réseau-monde »… – sont souvent abstraites et difficiles à comprendre. Mais leur utilisation pour produire des articles et des dossiers, et même enquêter, est capitale car elle permet d’enrichir la lecture en donnant plus de profondeur, plus d’information et plus de proximité aux contenus journalistiques et plus d’interactivité avec le lecteur.
L’intégration et la visualisation de données (ou Dataviz) est l’art de mettre en scène des chiffres de façon claire et pédagogique, là où Excel ne parvient pas à le faire. Mais il faut avant tout apprendre à choisir des sujets et des datas, et, avec, de raconter une histoire et d’informer en fonction des intérêts du lecteur cible. Ensuite, l’organisation des contenus autour de la visualisation de données et sa « mise en scène » permet de communiquer des chiffres et des informations complexes en les transformant en objets visuels interactives de type graphiques, diagrammes, courbes, cartes, classifications, etc.
La narration de donnéesva bien au-delà de la simple présentation de séries de chiffres dans un tableau : elle raconte une histoire comme peut le faire un article plus classique, en mettant en valeur des réalités souvent inconnues du grand public, relatives à de nombreux domaines de la vie publique (politique, santé, démographie, finances publiques, économie, culture…). Avec un objectif : rendre accessible et compréhensible à tous l’information jusque-là réservée à un petit cercle d’initiés et des spécialistes.
Pourquoi le storytelling est indispensable ?
Dans le monde du data-journalisme, la marque d’un journal reste une valeur sûre, mais les médias doivent repenser leur façon de créer des sujets grâce au storytelling, en restant dans son identité éditoriale…Dans un monde submergé d’informations et de données, la difficulté réside, en effet, dans l’obtention d’un décryptage, d’une analyse, d’une information qui fait sens. L’objectif est de comprendre et de pouvoir agir en conséquence, de prendre des décisions au quotidien. Pour y parvenir, Il faut donner envie de lire, étonner, être créatifs dans les angles et la mise en scène, ne pas nécessairement suivre l’actualité, créer des rendez-vous et de faire partie d’une communauté.Or tout le monde aime les histoires. À cet égard, les data et le storytelling en narration multimedia permettent de donner de la profondeur et du sens à une information complexe de manière ludique, complète, interactive et étonnante. Il faut donc apprendre à placer dans le « espace-temps » ces données dans un contexte narratif, de rendez-vous, des épisodes… si nécessaire. Contribuer à forger le nouveau geste qu’accompagne la lecture.
Du journaliste au data-journaliste et au editor-design
Le journaliste doit impérativement évoluer avec le data-journalisme. Il doit apprendre à accroître sa visibilité pour entrer en relation avec les lecteurs et, surtout, développer de nouveaux langages, inventer des nouveaux parcours narratives d’écritures… et utiliser les outils d’enquête via les big-data. Les datas sont en effet une mine d’informations à portée de main, à faible coût et de proximité. Le tout, bien sûr, sans oublier son rôle de témoin, avec les faits et le terrain. Sans aucun doute, le plus gros problème auquel un journaliste est confronté aujourd’hui dans son métier est celui de la fiabilité des sources. Si, au début, la difficulté était de trouver les nouvelles, le problème aujourd’hui est de les sélectionner et de vérifier leur véracité. Nous sommes en effet littéralement plongés dans une jungle qui met toutes les informations au même niveau, sans hiérarchie avec à la fois des sources institutionnelles importantes et des infos anecdotiques et canulars qui font le buzz. Pire : non seulement on trouve des fake-news sur Internet, mais aussi des fausses identités.
Dans ce contexte, il est impératif de rassurer le lecteur sur la véracité de l’info. Il existe des bonnes pratiques qui doivent être utilisées. Les médias anglo-saxons, généralement plus sérieux que les médias italiens ou français, citent par exemple toujours leur source quand ils rapportent un fait. Il faut donc la systématiser. De même, il est impératif de revenir à la signature, qui constitue une bonne garantie de crédibilité pour le lecteur, et aujourd’hui trop souvent absente sur le Web. L’absence fréquente de signature s’explique par le fait que la mise à jour des nouvelles sur le Web est souvent couverte par plusieurs personnes, et parce que les journaux font souvent appel à des agences de presse. Mais la fiabilité et la qualité d’un journal repose sur la crédibilité individuelle de ses journalistes. Le retour à la signature pour le journalisme en ligne est donc fondamental pour redonner proximité et confiance aux lecteurs.
Créer un nouveaux geste qui accompagne la lecture avec un media en papier-numérique et qui s’appuie sur le data-journalisme est donc une nécessité pour plusieurs raisons :
1) Parce que le papier n’est pas mort, il permet de valoriser la marque et d’accroître la profondeur des contenus.
2) Parce que le data-journalisme permet de comprendre d’un coup d’œil les enjeux. Aller vers la bio-lecture en mix-media et l’utilisation des data et du visual-data…
3) Parce qu’en représentant clairement les données, le data-journalisme permet d’accroître la transparence de l’information et de la rendre accessible à tous, même aux non-experts.
4) Parce qu’un bon éditor-design et une bonne scénarisation des données permettent de comprendre rapidement la corrélation des données entre elles, même quand elles sont nombreuses.
5) Parce que nous sommes capables de maîtriser les nouvelles formes de narration en intégrant les informations d’actualité à des données.
6) Parce qu’il est important de mettre le lecteur au centre du media en multipliant les prévisions sur des sujets très concernant (tendances
culturelles, sociétales, socio-économiques, écologiques, innovations, problèmes de santé…). L’implication des lecteurs dans la production journalistique, une nécessité pour structurer l’avenir de l’information.
Comment concevoir les sujets en mix-media avec le data-journalisme au cœur d’une rédaction ?
Éviter la simplification des sujets
Attention : quand un sujet est complexe, il ne faut pas vouloir nécessairement le simplifier à outrance. Une simplification excessive ne rend pas justice aux phénomènes complexes de la société et du monde en pleine mutation que nous voulons observer et décrire. Il faut prendre par la main le lecteur pour lui faciliter la lecture, créer une narration en l’amenant sur des chemins qui lui permettent de comprendre la complexité du monde, des territoires et des cultures.
Recourir à une pensée complexe avec des dispositifs de lecture en analogie
Tout comme l’analogie est le mécanisme mental qui permet de créer des concepts et de nouvelles pratiques dans la chaîne éditoriale, l’écriture qui mélange les différents types de langages peut aussi être une stratégie et une technique d’organisation de l’information. Comment le traduire dans notre métier ? Les différents type de contenus (vidéos, photos, visual-data, écritures, Web, papier, réseaux sociaux…) sont des langages communs qui peuvent en analogie s’articuler ensemble. Il faut les considérer comme une même matière première, modelée et mise en forme au travers de dispositifs de lecture différents.
Dans l’organisation du travail d’une news room, la rédaction de contenus consiste à combiner ces divers langages et techniques de communication. La chaîne éditoriale et ses acteurs (rédaction en chef papier/web, éditor-designer, documentaliste-data, SR, DA, WM, journaliste…) doit être pensée au cœur des rédactions, comme le Web, les vidéos, les infographies, les photos. Sa mission est d’organiser en analogie et de relier les info entre elles, de les mettre en scène, d’établir des narrations et des ponts entre le papier et le site, de rendre compte de la « complexité » du réel en connexion avec les lecteurs, former des liens… et l’interactivité avec les « communautés ».
Il faut observer et représenter des phénomènes controversés sous différents angles et de les communiquer visuellement à différents publics.
Créer une narration multimédia
En général, pour fabriquer un dossier d’actualité et fabriquer une lecture combinée et le temps de la production d’un « visual-data » ne doit pas dépasser le 3/6 jours (hors les temps d’enquête et… de recueil des data). Une période au cours de laquelle il est nécessaire d’effectuer toutes les phases du processus de conception « penser avec un crayon » : recherche des data, analyse, organisation de la lecture, angles des articles, corrections, vidéos, photographies, podcasts, cartographies, infographies, tableaux synoptiques immersifs et interactifs , approbation, première ébauche, réalisation de la visualisation, finalisation et montage (dans un futur proche avec des expériences « à 360 ° », comportant des fonctionnalités de réalité virtuelle immersive et de réalité augmentée).
Les corrélations numériques, potentiellement infinies, deviennent les protagonistes d’une nouvelle façon de produire de l’information, qui change le geste de lecture, qui implique directement le lecteur. Les ressources de la conception éditoriale, la lecture combinée… répondent aux besoins d’un journalisme-data qui accepte les défis de la complexité : les codes d’écriture vont de pair avec une nouvelle idée de la créativité et des formes de lecture.
Les cinq piliers de l’interface data-narrative
Penser avec un crayon et scénariser, écrire et fabriquer, monter et relier, interaction et évolution et mise à jour :
Pour proposer au lecteur une forme inédite d’information et lui permettre de s’approprier son « journal », chaque dossier, reportage, histoire, témoignage se révèle stratégique et doit être quotidiennement une surprise et un plaisir.
Les règles simples facilitent cette efficacité de la mise en forme des « dossiers » :
1) Anticiper : scénariser et penser avec un crayon
Quel est mon sujet ? Que disent les data ? Quel est l’angle d’attaque ? Qu’est-ce qui le rend nouveau, alléchant, pertinent, touchant… ? Quel est le cœur du dispositif (vidéo, visual-data, photos…) de lecture, le leader… Quel mise en scène ? Quel stratégie de l’attention ? Quel narration quel rythme de lecture ? Quel support et/ou langage visuel ? Quels traitements journalistiques : article, interview, encadré, portrait, papier à points, etc. ? Quel sera l’élément qui arrêtera le lecteur ou les éléments qui permettront de relancer la lecture ? Par ces questions, commence le travail de l’éditor-designer scénarisation de l’information sous forme de synopsis et de story-board…. Elles permettent de faire les choix primordiaux, de sélectionner l’élément fort et de faire commande pour fabriquer les contenus : articles, visual data, infographie, citation, carte, photo d’actu, vidéo, podcast… De cette réflexion et de ces dispositifs éclectiques se dégage une structure en analogie de base qui s’appuie sur le contenu pour créer un dispositif de lecture homogène sur l’écran. Cette étape passe par une concertation entre les managers (rédacteurs en chef papier-site, éditor-designer, responsable data, responsable de service… l’auteur, la documentation data, la direction artistique, la photo, l’infographie…).
2) Écrire et fabriquer
Une fois que l’on connaît les dispositifs éclectiques ou/et éléments de la scénarisation… les commandes faites des dispositifs qui composent le dossier ou reportage… au profit d’un seul écran ou élément visuel qui doit faire masse et dans un dispositif homogène de navigation vertical dans sa structure principale et horizontale dans sa complémentarité des dispositifs de lecture (par exemple galléries photos, documents, archives, trombinoscopes…) en « scrolling ». Une « lucarne en mouvement », une seule ligne artistique « design, couleurs, images, graphisme ou/et scénographie ». Un sorte d’écran-monde pleine d’éléments visuels, d’éditing, qui vont raconter l’histoire autrement que par le texte ou les photos, et qui va justement donner le mouvement et envie d’aller d’un dispositif à l’autre vers une lecture combinée en mouvement… Il faut donc veiller à créer un dispositif homogène de lecture, une hiérarchie et à donner du relief dans la navigation, en proposant des séquences narratives et des moments forts et organisés visuellement….
3) Relier, séquencer et monter en « scrolling »
Attention, la règle précédente comporte un écueil et un rythme harmonieux du scroll… et une organisation des séquences bien définîtes dans la lecture verticale et horizontale : une mise en page et un design ergonomiques, le rythme, les fonctions et les hiérarchies doivent aller de pair avec une lecture combinée des textes, images fixes et en mouvement, visual-data dynamique et interactifs à la fois verticale et horizontale. Un bloc écran d’éditing doit permettre la fusion des différents dispositifs de lecture. Il faut donc avoir en tête qu’un ou plusieurs éléments qui doivent s’imbriquer entre eux, séquencer, guider la lecture, soigner l’ergonomie… créer des balises pour la narration, pour forger une bio-lecture séparant les éléments structurels du site pour former une colonne vertébrale qui permette à « la chair du texte de s’accrocher à l’os des visuels ».
4) Interaction avec le lecteur
L’implication des lecteurs dans la production journalistique est centrale. Depuis leur arrivée dans l’écosystème de l’information, les médias sociaux ont été l’une des principales forces de changement dans le journalisme, et ils doivent être intégrés dans la réalisation des sujets.
Interaction des éléments entre eux : Les principaux éléments de la visualisation data, les articles, les gestes de lecture… sont interactifs, à la fois dans le schéma général et dans les notes textuelles d’accompagnement pour faciliter l’exploration à l’aide de références et des datas. L’interaction permet d’explorer les liens étroits qui unissent entre eux les récits, les reportages, les photos, les témoignages, les vidéos, les visual-datas pour faire un corpus complexe de l’information.
5) Évolution et mise au jour
Nous pouvons faire évoluer dans temps notre dossier ou enquête, rajouter des nouveaux éléments d’informations, des documents, links… créer des épisodes, des sagas…
Ce bouleversement du geste qu’accompagne la lecture, une nouvelle pratique du métier de l’information, une nouvelle organisation de la chaîne éditoriale, s’inscrit dans une profonde mutation des médias dont il est impératif de tenir compte.
Une autre façon de penser :penser les contenus par concept et penser par image. La créativité de la communication doit assimiler la pensée analogique le dispositif imaginal. Le premier système est celui qui cherche un concept et donc après des années d’évolution monolithique a épuisé « tout le contenu » et est devenu une insuffisance imaginaire (effort pour créer une architecture logique, tente de la rendre scientifique et d’abandonner la pratique souhaitée). Le second système est la « folie divine » de la pratique du sensible. C’est cette partie de la pensée qui sait comprendre différemment de la pensée qu’elle ne peut expliquer (la première pensée peut tout expliquer sans rien comprendre). L’ editor-designer en tant que maître des signes doit combiner les deux types de pensée…
(à suivre…)
Nata Rampazzo
L’implication des lecteurs dans la production journalistique, une nécessité pour structurer l’avenir de l’information.
Depuis leur arrivée dans l’écosystème de l’information, les médias sociaux ont été l’une des principales forces de changement dans le journalisme. Leur impact s’est manifesté de différentes manières, des modes de distribution des contenus en ligne à « l’équilibre des pouvoirs » et dans la nouvelle sphère de « l’espace public numérique ». Dans le contexte des pratiques journalistiques, les médias sociaux ont également contribué à réécrire la relation entre journalistes et lecteurs, en élargissant notamment les possibilités de contribuer et d’impliquer ces derniers dans la production journalistique.
De même, la révolution numérique a bouleversé le fonctionnement des entreprises et des territoires. Le débat sur les fonctions sociales et comportementales des utilisateurs de plateformes et d’outils numériques dans la sphère publique a plus de 15 ans.
L’implication des lecteurs dans la production du journalisme est donc désormais une étape essentielle pour structurer l’avenir de l’information. En effet, il n’est plus envisageable de penser à publier des contenus en s’adressant à un public anonyme que l’on ne connaît pas, en cherchant juste à extraire le plus de clics possible pour les monétiser.
Le concept de journalisme en réseau, qui suppose la fin de l’unicité du journalisme institutionnalisé en tant que seule source possible d’information, est désormais plus qu’établi. En 2006 déjà, le journaliste J. Rosen a conçu ce qui est devenu plus tard une formule idiomatique pour parler des nouveaux publics actifs du journalisme numérique : les personnes sont nommées « le public » pour souligner comment le rôle purement réceptif des consommateurs/lecteurs des contenus journalistiques était devenu une chose du passé.
Pour les institutions journalistiques, opérer sur et avec les médias sociaux signifie aujourd’hui non seulement de les utiliser en termes de distribution et de positionnement, mais aussi les utiliser comme outils pour impliquer et engager le public directement dans la dynamique de production du contenu. Les bénéfices de cette pratique se trouvent notamment dans la construction d’une communauté de lecteurs plus solidaires et impliqués, et plus à même de donner confiance aux journaux prêts à les écouter. La question de l’écoute, en particulier, devient cruciale du point de vue des politiques éditoriales. Connaître le public, ses envies, ses habitudes et ses caractéristiques devient essentiel afin de répondre au mieux aux choix éditoriaux et de s’assurer que ces derniers puissent être produits et adaptés au public cible.
C’est pour cette raison que les rédactions les plus avancées d’un point de vue numérique acquièrent des personnalités professionnelles capables de cartographier et d’interpréter les analyses des data, de créer du visual-data… les plus utiles pour guider au mieux ces choix, à commencer par les données provenant des plateformes sociales. Ainsi, plusieurs fonctions progressent dans les rédactions, comme les « rédacteurs d’engagement », les rédacteurs en chef « de la croissance d’audience » ou les rédacteurs « d’engagement d’audience ». Ils représentent désormais une réalité établie où le journalisme est d’abord guidé par l’approche numérique. Comme en témoigne un récent rapport de l’American Press Institute consacré à la collaboration entre journalistes et lecteurs, les bénéfices de ces pratiques sont nombreux, tant du point de vue qualitatif (amélioration de l’offre globale) que du point de vue plus strictement économique. Les lecteurs impliqués sont également des lecteurs plus confiants et donc plus disposés à investir leur temps et leurs ressources économiques dans le contenu d’une publication.
Du point de vue de la production de contenu, les médias sociaux et les pratiques d’engagement des lecteurs sont devenus à leur tour une réalité affirmée dans différents contextes et cultures journalistiques. La possibilité d’intégrer les contenus générés par les utilisateurs publiés sur les plateformes sociales dans la couverture journalistique professionnelle est un scénario bien établi. Chaque équipe éditoriale a fait quelque chose de similaire à plusieurs reprises, notamment pour l’information « chaude », pour laquelle les citoyens peuvent, depuis le terrain, fournir du contenu visuel ou des témoignages directs en les affichant sur les réseaux sociaux. Si cette situation représente d’une certaine façon le niveau minimum de possibilités offertes par les plateformes numériques, certains éditeurs ont fait des choix plus avancés, en les intégrant dans leur stratégie de création et de consolidation de leurs contenus.
Aux États-Unis, le journal à but non lucratif ProPublica a, par exemple, évolué dans ce sens. Dès 2014, la rédaction avait engagé une rédactrice en chef (Amanda Zamora, désormais passée auTexas Tribune, sda) dans le but de développer des stratégies et des projets visant à impliquer directement les lecteurs dans ses contenus. Ainsi, au fil des ans, ProPublica a profité à plusieurs reprises des contributions de son public : en 2017, par exemple, lors d’enquêtes sur des cas de faute professionnelle médicale aux États-Unis, le journal a sollicité son public pour signaler des cas ou histoires personnelles. En combinant cette propension inclusive à ses ressources de programmation éditoriale, la publication a aussi lancé une série d’enquêtes (intitulée « Machine Bias ») sur les impacts sociaux des algorithmes et des plateformes sociales. Pour réaliser ce projet, le magazine a fourni à ses lecteurs un plug-in de navigateur capable de recueillir des données de crowdsourcing utiles pour comprendre le comportement des algorithmes de Facebook, puis a utilisé ces dernières comme base de preuve pour son enquête. Julia Angwin, la journaliste responsable de ce projet, est désormais à la tête de The Markup,un magazine chargé de mener à bien ce type de travail en collaboration avec les lecteurs. Comme cela a été dit par la rédaction avant le lancement, ce nouveau média utilisera également les contributions offertes par la collaboration avec les lecteurs, afin de les inclure dans le processus d’« enquête » de certaines des dynamiques technologiques les plus marquantes et en même temps obscures du contemporain.
Aux États-Unis, un autre exemple de bonne pratique a récemment été proposé par le Southern California Public Radio (KPCC). La rédaction a en effet mené un long travail d ‘« écoute » de son public, en lui demandant quels étaient les sujets les plus importants qu’ils auraient aimé voir traités par les journalistes. Elle a ensuite décidé d’introduire des « énoncés de mission » pour ses journalistes, ouvrant un canal de communication supplémentaire pour les lecteurs, qui ont ainsi eu la possibilité de poser des questions aux journalistes en fonction de leurs compétences et sujets de référence. Le Boston Globea accompli quelque chose de similaire lors de la procédure de mise en accusation engagée contre Donald Trump : dans ce cas, la rédaction a demandé à ses lecteurs quelles étaient leurs questions ou leurs doutes sur l’affaire et a répondu à certaines d’entre elles dans un article. Dans les deux cas, KPCC et le Boston Globeont utilisé des outils mis à disposition par Hearken, une société qui fournit des solutions technologiques intéressantes pour développer des stratégies d’engagement.
Il existe un autre exemple intéressant au Danemark avec le magazine en ligne Zetland, qui fournit un journalisme contextuel et « à la commande », basé sur un modèle économique axé sur le financement direct fourni par ses lecteurs viaun programme d’adhésion et d’un contrat de lecture. Après une série de réunions avec son public, la rédaction a compris l’importance de ces rencontres et poursuivi dans ce sens en organisant régulièrement des débats avec ses lecteurs. L’idée est qu’un journal est d’abord une communauté à laquelle participent à la fois les journalistes et les lecteurs, et que le dialogue entre les deux puisse conduire au développement d’idées et d’opportunités avec un travail commun.
L’utilisation de groupes Facebook par les journaux se développe car Facebook est un outil très efficace en termes d’écoute et d’engagement des lecteurs. C’est un lieu de discussion en ligne fermé qui se prête aux discussions thématiques entre des personnes ayant un intérêt spécifique ou situées dans un espace commun et de proximité (le local).C’est le cas en Italie notamment. Vice Italiaa, par exemple, récemment lancé un groupe de discussion pour ses lecteurs sur les questions du changement climatique. Valigia Blua, de son côté, ouvert un groupe de discussion pour inviter ses lecteurs à suggérer des thèmes ou à commenter les articles produits par le site. En octobre dernier, le magazine a même organisé une réunion publique avec ses lecteurs. Des magazines encore plus traditionnels travaillent aussi dans ce sens. Dans le cadre de l’extension de son offre numérique à des formats spéciaux, le Corriere della Sera, s’adresse ainsi à ses lecteurs pour collecter des histoires et des contenus. Ce fut par exemple le cas avec le numéro spécial consacré à la Libération, publié en 2018.
Au centre du développement du journalisme en réseau dans lequel nous sommes depuis plus d’une décennie, les principales devises d’échange deviennent (ou reviennent) progressivement l’attention et la confiance. En période de trouble de l’information et de mépris généralisé pour les médias, cultiver ces éléments, s’adresser directement au public, est et sera de plus en plus fondamental.
Nata Rampazzo