Depuis leur arrivée dans l’écosystème de l’information, les médias sociaux ont été l’une des principales forces de changement dans le journalisme. Leur impact s’est manifesté de différentes manières, des modes de distribution des contenus en ligne à « l’équilibre des pouvoirs » et dans la nouvelle sphère de « l’espace public numérique ». Dans le contexte des pratiques journalistiques, les médias sociaux ont également contribué à réécrire la relation entre journalistes et lecteurs, en élargissant notamment les possibilités de contribuer et d’impliquer ces derniers dans la production journalistique.
De même, la révolution numérique a bouleversé le fonctionnement des entreprises et des territoires. Le débat sur les fonctions sociales et comportementales des utilisateurs de plateformes et d’outils numériques dans la sphère publique a plus de 15 ans.
L’implication des lecteurs dans la production du journalisme est donc désormais une étape essentielle pour structurer l’avenir de l’information. En effet, il n’est plus envisageable de penser à publier des contenus en s’adressant à un public anonyme que l’on ne connaît pas, en cherchant juste à extraire le plus de clics possible pour les monétiser.
Le concept de journalisme en réseau, qui suppose la fin de l’unicité du journalisme institutionnalisé en tant que seule source possible d’information, est désormais plus qu’établi. En 2006 déjà, le journaliste J. Rosen a conçu ce qui est devenu plus tard une formule idiomatique pour parler des nouveaux publics actifs du journalisme numérique : les personnes sont nommées « le public » pour souligner comment le rôle purement réceptif des consommateurs/lecteurs des contenus journalistiques était devenu une chose du passé.
Pour les institutions journalistiques, opérer sur et avec les médias sociaux signifie aujourd’hui non seulement de les utiliser en termes de distribution et de positionnement, mais aussi les utiliser comme outils pour impliquer et engager le public directement dans la dynamique de production du contenu. Les bénéfices de cette pratique se trouvent notamment dans la construction d’une communauté de lecteurs plus solidaires et impliqués, et plus à même de donner confiance aux journaux prêts à les écouter. La question de l’écoute, en particulier, devient cruciale du point de vue des politiques éditoriales. Connaître le public, ses envies, ses habitudes et ses caractéristiques devient essentiel afin de répondre au mieux aux choix éditoriaux et de s’assurer que ces derniers puissent être produits et adaptés au public cible.
C’est pour cette raison que les rédactions les plus avancées d’un point de vue numérique acquièrent des personnalités professionnelles capables de cartographier et d’interpréter les analyses des data, de créer du visual-data… les plus utiles pour guider au mieux ces choix, à commencer par les données provenant des plateformes sociales. Ainsi, plusieurs fonctions progressent dans les rédactions, comme les « rédacteurs d’engagement », les rédacteurs en chef « de la croissance d’audience » ou les rédacteurs « d’engagement d’audience ». Ils représentent désormais une réalité établie où le journalisme est d’abord guidé par l’approche numérique. Comme en témoigne un récent rapport de l’American Press Institute consacré à la collaboration entre journalistes et lecteurs, les bénéfices de ces pratiques sont nombreux, tant du point de vue qualitatif (amélioration de l’offre globale) que du point de vue plus strictement économique. Les lecteurs impliqués sont également des lecteurs plus confiants et donc plus disposés à investir leur temps et leurs ressources économiques dans le contenu d’une publication.
Du point de vue de la production de contenu, les médias sociaux et les pratiques d’engagement des lecteurs sont devenus à leur tour une réalité affirmée dans différents contextes et cultures journalistiques. La possibilité d’intégrer les contenus générés par les utilisateurs publiés sur les plateformes sociales dans la couverture journalistique professionnelle est un scénario bien établi. Chaque équipe éditoriale a fait quelque chose de similaire à plusieurs reprises, notamment pour l’information « chaude », pour laquelle les citoyens peuvent, depuis le terrain, fournir du contenu visuel ou des témoignages directs en les affichant sur les réseaux sociaux. Si cette situation représente d’une certaine façon le niveau minimum de possibilités offertes par les plateformes numériques, certains éditeurs ont fait des choix plus avancés, en les intégrant dans leur stratégie de création et de consolidation de leurs contenus.
Aux États-Unis, le journal à but non lucratif ProPublica a, par exemple, évolué dans ce sens. Dès 2014, la rédaction avait engagé une rédactrice en chef (Amanda Zamora, désormais passée au Texas Tribune, sda) dans le but de développer des stratégies et des projets visant à impliquer directement les lecteurs dans ses contenus. Ainsi, au fil des ans, ProPublica a profité à plusieurs reprises des contributions de son public : en 2017, par exemple, lors d’enquêtes sur des cas de faute professionnelle médicale aux États-Unis, le journal a sollicité son public pour signaler des cas ou histoires personnelles. En combinant cette propension inclusive à ses ressources de programmation éditoriale, la publication a aussi lancé une série d’enquêtes (intitulée « Machine Bias ») sur les impacts sociaux des algorithmes et des plateformes sociales. Pour réaliser ce projet, le magazine a fourni à ses lecteurs un plug-in de navigateur capable de recueillir des données de crowdsourcing utiles pour comprendre le comportement des algorithmes de Facebook, puis a utilisé ces dernières comme base de preuve pour son enquête. Julia Angwin, la journaliste responsable de ce projet, est désormais à la tête de The Markup, un magazine chargé de mener à bien ce type de travail en collaboration avec les lecteurs. Comme cela a été dit par la rédaction avant le lancement, ce nouveau média utilisera également les contributions offertes par la collaboration avec les lecteurs, afin de les inclure dans le processus d’« enquête » de certaines des dynamiques technologiques les plus marquantes et en même temps obscures du contemporain.
Aux États-Unis, un autre exemple de bonne pratique a récemment été proposé par le Southern California Public Radio (KPCC). La rédaction a en effet mené un long travail d ‘« écoute » de son public, en lui demandant quels étaient les sujets les plus importants qu’ils auraient aimé voir traités par les journalistes. Elle a ensuite décidé d’introduire des « énoncés de mission » pour ses journalistes, ouvrant un canal de communication supplémentaire pour les lecteurs, qui ont ainsi eu la possibilité de poser des questions aux journalistes en fonction de leurs compétences et sujets de référence. Le Boston Globe a accompli quelque chose de similaire lors de la procédure de mise en accusation engagée contre Donald Trump : dans ce cas, la rédaction a demandé à ses lecteurs quelles étaient leurs questions ou leurs doutes sur l’affaire et a répondu à certaines d’entre elles dans un article. Dans les deux cas, KPCC et le Boston Globe ont utilisé des outils mis à disposition par Hearken, une société qui fournit des solutions technologiques intéressantes pour développer des stratégies d’engagement.
Il existe un autre exemple intéressant au Danemark avec le magazine en ligne Zetland, qui fournit un journalisme contextuel et « à la commande », basé sur un modèle économique axé sur le financement direct fourni par ses lecteurs via un programme d’adhésion et d’un contrat de lecture. Après une série de réunions avec son public, la rédaction a compris l’importance de ces rencontres et poursuivi dans ce sens en organisant régulièrement des débats avec ses lecteurs. L’idée est qu’un journal est d’abord une communauté à laquelle participent à la fois les journalistes et les lecteurs, et que le dialogue entre les deux puisse conduire au développement d’idées et d’opportunités avec un travail commun.
L’utilisation de groupes Facebook par les journaux se développe car Facebook est un outil très efficace en termes d’écoute et d’engagement des lecteurs. C’est un lieu de discussion en ligne fermé qui se prête aux discussions thématiques entre des personnes ayant un intérêt spécifique ou situées dans un espace commun et de proximité (le local). C’est le cas en Italie notamment. Vice Italia a, par exemple, récemment lancé un groupe de discussion pour ses lecteurs sur les questions du changement climatique. Valigia Blu a, de son côté, ouvert un groupe de discussion pour inviter ses lecteurs à suggérer des thèmes ou à commenter les articles produits par le site. En octobre dernier, le magazine a même organisé une réunion publique avec ses lecteurs. Des magazines encore plus traditionnels travaillent aussi dans ce sens. Dans le cadre de l’extension de son offre numérique à des formats spéciaux, le Corriere della Sera, s’adresse ainsi à ses lecteurs pour collecter des histoires et des contenus. Ce fut par exemple le cas avec le numéro spécial consacré à la Libération, publié en 2018.
Au centre du développement du journalisme en réseau dans lequel nous sommes depuis plus d’une décennie, les principales devises d’échange deviennent (ou reviennent) progressivement l’attention et la confiance. En période de trouble de l’information et de mépris généralisé pour les médias, cultiver ces éléments, s’adresser directement au public, est et sera de plus en plus fondamental.
Nata Rampazzo