Posté depuis mercredi 7 avril sur le site lemonde.fr, les réactions après la sortie de l’IPad sur les perspectives d’utilisation du nouveau produit d’Apple dans la presse française.
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27 janvier 2010. Au milieu de la scène d’un théâtre de San Francisco, il y a un homme, un fauteuil, une table et un écran. Le fauteuil est noir et apparemment confortable, la table petite, l’écran géant. L’homme porte un uniforme, ou presque : col roulé noir, jean, baskets. L’homme est le PDG d’Apple Inc., Steve Jobs, en train de présenter le nouveau produit d’Apple : l’iPad.
« C’est une nouvelle catégorie de dispositifs entre les laptops et les smartphones », dit Jobs, au milieu de la scène, pendant qu’il reçoit des vagues d’applaudissements, de « Youhou » et de « Yeah » euphoriques de la part du public. « L’iPad est une tablette qui va revitaliser la télévision, les magazines et les journaux de la même façon qu’iTunes a changé la musique. »
Où qu’il soient, les éditeurs de presse écoutent avec attention la leçon de Steve Jobs. Depuis quelques années, l’approche d’Apple contraste avec celle d’autres sociétés de technologie qui travaillent avec ou pour les médias. Au lieu de réinventer les contenus, Apple crée des nouvelles façons d’accéder et de payer pour des contenus de qualité. En d’autres mots, Apple supporterait et aiderait les « vieux » médias en leur proposant des nouvelles formes de distribution. Ce qui crée ces changements est la technologie, et Apple possède l’habileté d’influencer cette technologie.
Tout le monde se demande alors si l’iPad sauvera la presse, question précise à vocation messianique. Mais entre des « oui » et des « non » qui viennent et vont, il y a une infinie rose des vents, et de là surgit une autre question, plus modeste et sans doute plus intéressante (pour les médias écrits, et surtout pour la presse quotidienne et magazine) : comment va-t-on pouvoir tirer profit de ce nouveau support ? La réponse, bien sûr, n’est pas évidente, et elle l’est encore moins dans le panorama de la presse française.
Avec l’iPad, l’enjeu de la lisibilité s’étoffe et, pour la presse, le design de la navigation devient capital. En effet, les fonctions principales de l’iPad (comme support qui se positionne entre les téléphones mobiles et les ordinateurs) seraient une plus grande facilité pour la navigation, pour la consultation des e-mails, et des outils plus adaptés pour regarder et trier des photos et des vidéos, manipuler des jeux vidéo, écouter de la musique et lire des livres numériques. Pour ce qui est tout particulièrement du domaine de la presse, l’iPad veut allier ce qu’il y a de mieux dans la presse papier et ce qu’il y a de mieux dans la presse numérique pour que l’acte de lire un journal se traduise par un simple « sit back and enjoy » (« se mettre à l’aise et profiter »).
Ce n’est donc pas anodin que, lors de la présentation du 27 janvier, Jobs ait décidé de mettre en fond d’écran de son iPad la une du New York Times. Le pari est là, et beaucoup d’accords ont déjà été signés. La maison d’édition nord-américaine CondéNast s’est lancée à la conquête de l’iPad (ou vice versa, si on veut) et, à partir d’avril jusqu’à la fin de l’été 2010, les meilleurs magazines du groupe (dont GQ, Vanity Fair, Wired, The New Yorker et Glamour) vont créer des applications spécifiques pour l’iPad. Martin Nisenholtz, responsable de l’application iPad du New York Times (qui est monté sur scène avec Jobs et son col roulé le 27 janvier), estime qu’avec cette nouvelle tablette ils ont « trouvé l’essence de la lecture d’un journal », c’est-à-dire : profiter de l’expérience de lecture en temps réel, des incroyables possibilités en termes de typographie, d’image, de vidéo et de contenu, et tout cela pour accéder à une expérience de lecture supérieure.
Mais quel est donc le lien entre les dernières déclarations de Steve Jobs sur l’état actuel de la lecture – « Les gens ne lisent plus », répète-t-il, catégorique, aux médias, derrière son col roulé – et cette ambition de « lecture supérieure » ? La réponse peut être plus simple qu’elle n’y paraît : c’est une provocation qui cache l’ambition de bouleverser tout un système. Jobs ne veut pas seulement créer un dispositif mieux adapté aux livres numériques et aux magazines, loin de là. Jobs veut redéfinir le concept des supports écrits et, donc, de la lecture elle-même.
A cet égard, ce n’est pas une coïncidence qu’Alan Kay, le père de l’anti-aliasing [l’anticrénelage, qui évite la « pixellisation » des caractères pour certaines résolutions] et principal conseiller de Steve Jobs depuis les années 1980, soit passionné de typographie (comme Jobs lui-même) et ait pour idole Alde Manuce, imprimeur et typographe vénitien. Manuce a été capable de modifier les gestes qui accompagnent la lecture, notamment en créant les premiers livres de poche – les premiers objets adaptés à une lecture nomade et populaire – et en introduisant le caractère italique, beaucoup plus lisible que l’ancien caractère gothique. Manuce a fait un pari de lecture dynamique il y a cinq cents ans et l’on ressent toujours son influence bienveillante. Quant à Jobs, il fait son pari aujourd’hui. Il est difficile de savoir s’il se trompe ou pas mais le risque est assumé quand il nous dit : « Vous ne lisez plus », tout en sachant qu’il pense « mais vous lirez bien ce que je vais vous proposer de lire ».
Pour des éditeurs de presse avec un grand savoir-faire technique, mais aussi inventif, qui sont prêts à prendre des risques, l’iPad permet de fusionner le savoir-faire de la presse, du Web et de la vidéo, l’essentiel du service restant dans la primauté des contenus de qualité. Pour l’éditeur de presse, cela veut dire aussi que, comme pour l’iPhone, il a intérêt à dégager des principes communs (appelons-les intuitifs) et donc peu standardisés à l’ensemble des titres d’information afin d’être utilisés par le lecteur sans apprentissage, ce qui n’empêche tout de même pas la vidéo, le déroulement des pages, la navigation, etc. Par contre, si les applications créées s’appuient trop sur une ergonomie spécifique, si chaque titre crée la sienne, la lecture peut se voir troublée, ce qui peut être intéressant pour des thématiques plus liées à la communication mais pas à l’information, où la lisibilité doit être prioritaire.
En tenant compte de ces détails, Chris Anderson, PDG de Wired, avant même la sortie de l’iPad, parle déjà de ce dispositif comme d’un « game changer », c’est-à-dire qu’il est sûr que l’iPad va changer définitivement la manière d’accompagner la lecture et qu’il serait ridicule de ne pas s’insérer dans ce changement global.
Cette vision, pour ne pas s’y attarder, est très proche d’un idéal de monopole de marché – idée qui doit (faut-il l’écrire) effleurer l’esprit de Jobs –, mais il serait tout de même naïf de ne pas reconnaître les avantages que l’iPad peut offrir. Cette tablette tactile permet une interactivité inégalée et, si en plus on croit que l’iPad, en tant que produit généraliste, fera passer tous les notebooks ou autres e-readers pour des machines d’une autre époque (on fait un clin d’œil au Minitel), il faudrait être attentif à cette évolution novatrice. L’iPad serait donc le nouveau support qui cristalliserait quelques évolutions déjà engagées, comme celle des rédactions en tant que producteurs de contenus multisupports, et celle du coût de production, qui devrait finir par être inférieur au prix que le citoyen moyen paie pour de l’information.
Pour la presse quotidienne nationale et régionale, par exemple, l’engagement dans une pareille évolution peut être très positif car elle pourrait en bénéficier sur tous les supports. En effet, le développement d’une application iPad peut créer un modèle standard déclinable aussi bien sur le site, sur le smartphone ou sur l’iPad (en profitant en plus de traitements novateurs en termes de vidéos, d’images, de podcasts, etc.). En plus, s’engager dans une aventure de ce type permet de continuer une réflexion qui, comme dans le cas de quelques designers de presse actuels, ne veut pas rompre avec les codes de lecture papier mais prône plutôt une transformation de la lecture en tant qu’organisation de contenus et amélioration de la lisibilité.
En ce sens, le journalisme et le design de presse auraient trouvé en l’iPad un lieu idéal pour s’exprimer pleinement. Et même si le col roulé de Jobs et la mise en scène de ses présentations sont un grand coup de théâtre commercial parfaitement orchestré, les possibilités qui s’ouvrent sont, quant à elles, bien réelles, et il serait inacceptable pour un éditeur, non pas de s’engager aveuglement, mais de ne pas y regarder de plus près.
Nata Rampazzo, directeur de la création de l’agence de design éditorial et graphique Rampazzo & Associés
Nicolás Rodríguez Galvis est assistant éditeur de Rampazzo & Associés